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La dedicace - Alienor et Isaline - Placebo

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Lucille-Neflier's avatar
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Ayant effectué des dédicaces pour la première fois de ma vie il y a peu, j'ai eu envie d'écrire un petit texte à ce sujet, et quel meilleur personnage pour le faire qu'Isaline l'écrivain en herbe dans mon roman Placebo?

Je rappelle cependant que, même si son expérience de l'écriture est en partie basée sur la mienne, Isaline ne me représente pas, tout comme Aliénor, elles sont toutes les deux créées de toutes pièces. L'histoire qui sera contée ici est inspirée de mes deux dédicaces mais de manière romancée.  

Voici donc un passage bonus, qui se déroule après les évènements de Placebo et dans lequel Isaline vient d'être éditée. Il peut être lu en stand-alone mais certaines références échapperont au nouveau lecteur, rien qui devrait nuire à la compréhension générale cependant.

Bonne lecture!

~~~ La dédicace ~~~

Isaline s'éveille ce beau matin d'hiver avec un sentiment d'angoisse confortablement installé dans son ventre, lui nouant les entrailles avec délectation. Elle prend une grande inspiration, relâche lentement son souffle et recommence le processus jusqu'à obtenir un semblant d'apaisement. Seulement alors regarde-t-elle le réveil: cinq heures indique-t-il d'une lumière rougeâtre. Il lui reste théoriquement  une heure de sommeil.

Elle se lève au ralenti et enchaîne les rituels du matin. Aujourd'hui, elle doit se rendre dans une petite ville adjacente via TER.  Une séance de dédicace, pour promouvoir son livre, s'y déroulera de neuf heures à midi. C'est sa toute première. L'angoisse montre à nouveau son horrible tête, elle se sent nauséeuse, la bile remontant dans sa gorge. Isaline sursaute violemment alors que le téléphone se met à hurler. Cinq heures et demi, qui diable?

- Allô?

- Alors pas trop stressée madame l'écrivain prochainement célèbre? Demande une voix familière.

Aliénor, sa fidèle amie et première lectrice. La connaissant sur le bout des doigts, elle l'appelle sans doute pour lui apporter un peu de courage.

- J'essaie de forcer un frugal petit déjeuner dans ma gorge, réplique Isaline avec un sourire contrit.  

- Donc tu es au bord de la syncope c'est bien ça?

Un euphémisme. Elle est dans le même état que le jour où elle a passé, et échoué, le permis pour la première fois.

- Exactement, je vais passer l'arme à gauche, du coup ça va booster les ventes et je serai célèbre de manière posthume!

- Tu veux qu'on distribue des petits sachets contenant tes cendres à tes fidèles lecteurs tant qu'on y est? Ricane Aliénor d'un ton sarcastique.

- Quels lecteurs? Rétorque Isaline du tac au tac.

- Isaline... heureusement je suis là pour t'aider à faire face!

Elle imagine son amie en train de secouer un doigt réprobateur sous son nez, une main sur les hanches.  

- Comme toujours, merci.

- Bon alors c'est pas tout, mais si tu voulais bien m'ouvrir la porte, je me les pèle là.

- T'ouvrir... commença Isaline, perplexe, tout en se dirigeant vers l'entrée.

Au travers de l'oeil de boeuf elle aperçoit effectivement Aliénor, emmitouflée dans un manteau, son portable à l'oreille. Son amie lui fait la bise comme si de rien n'était et rentre se coller au radiateur.

- Mais qu'est-ce que tu fais là?

- Je t'accompagne en tant que fan, on n'a qu'à dire que je suis ton imprésario.

- Tu es adorable, s'exclame Isaline en étreignant son amie un bref instant avant d'aller vérifier son sac pour la dédicace.

Dedans se trouvent des livres de son stock personnel, on ne sait jamais. Elle pense plus à un problème d'acheminement qu'à un succès tel que la librairie manquerait d'ouvrage. Après l'euphorie d'avoir été choisie par un éditeur, Isaline a mis un point d'honneur à garder les pieds fermement sur terre, quitte à y accrocher des chapes de plomb. C'est un petit éditeur, la plupart des livres survivent moins d'un an. Se faire connaître est comme essayer d'attraper un papillon avec une passoire. Cette dédicace est une promotion, elle n'aura sans doute personne, puisqu'elle n'a encore aucun fan mis à part ses amis. Bref, elle y va perdante mais motivée! Avec un peu de chance un curieux lui achètera un exemplaire.

Aliénor s'est installée en face d'elle dans le train et lui raconte tout et n'importe quoi pour la divertir. Ca ne marche pas, Isaline l'écoute d'une oreille distraite pendant que son cerveau tourne tout seul, nourrissant la peur qui la pousse à remuer sa jambe nerveusement.

Une question tel un coup de feu dans son esprit.

- Et si quelqu'un qui m'a lue me pose des questions? S'interroge subitement Isaline.

- Tu lui réponds? Hasarde Aliénor, ne comprenant pas le problème.

- Mais s'il me colle? Je ne me souviens pas de tout! C'est à peine si je sais à quoi ressemblent mes propres personnages!  J'utilise un fichier pour me le rappeler.

La jambe d'Isaline sursaute spasmodiquement encore plus qu'avant et son amie hésite entre rire de sa terreur ou compatir.  

- Arrête de psychoter, ils ne vont pas t'interroger sur des détails, tu connais les grandes lignes de ton histoire, c'est amplement suffisant. Ils ne vont pas aller te demander ce qui tu voulais dire à la page 45 du chapitre 4.

Argument valide, il faut l'admettre, mais la raison n'apprivoise que rarement le cœur.

- Et s'ils me demandent de résumer le livre?

- Tu expliques sans spoiler, tu l'as bien fait quand tu as démarché les libraires pour les convaincre de mettre le livre en rayon, raisonne Aliénor, sa voix patiente et apaisante.

- Avec eux je précisais qu'en fait l'héroïne n'était pas forcément réveillée de son coma. Ça donnait un peu plus de profondeur, sinon le livre me paraissait sans intérêt.  

- Tu as toujours l'impression que ce que tu fais ne vaut rien, c'est le "syndrome de l'artiste", Aliénor mime les guillemets. Quoi qu'on vous dise vous êtes toujours persuadés d'être des quiches, maugrée Aliénor en posant une main sur le genou de son amie pour qu'elle cesse ses soubresauts.  

- Mangez-moi, mangez-moi, mangez-moi, chantonne Isaline, même le stress ne peut l'empêcher de faire l'andouille.

- C'est le bon état d'esprit! On se détend, encourage Aliénor.

A l'aide du plan imprimé grâce à Perdu.com, itinéraire piéton, la route se fait sans encombre. A huit heures quarante cinq, elles sont devant les portes closes de la librairie. Aliénor regarde son amie faire les cents pas et se demande si les gens ont la moindre idée de la torture que peut représenter une dédicace pour un auteur, ou du moins pour certains. Pour elle, ce sont des créatures timides au sujet de leur art, et qui préféreraient rester barricadés chez elles plutôt que de faire face à leur public. En même temps, ils sont avides de retour sur leurs productions, mais préfèrent les recevoir via lettres, e-mails, n'importe quoi d'indirect.

A neuf heures tapantes un homme arrive avec les clefs, leur adresse un signe de tête et ouvre la porte pour promptement la refermer. Isaline parle, juste avant qu'il ne soit trop tard.

- Heu, excusez moi, je suis l'auteur de "La fiancée emmurée", je suis là pour la dédicace...
  
- Oh! Bien sûr, s'exclama-t-il en leur ouvrant la porte.

Isaline prend une grande inspiration alors qu'elle voit une table installée devant la porte. Une nappe bleu pâle la recouvre,  scotché dessus se trouve un poster annonçant la dédicace, huit livres sont posés, tournés vers l'arrivant.

- C'est votre première dédicace? Demande le libraire en apportant une deuxième chaise pour Aliénor.

- Oui, répond Isaline sa voix ressemblant plus à un croassement qu'autre chose.

- Je vois ça, s'amuse le jeune homme avant de poursuivre, vous allez voir, les gens vont être intimidés par votre présence, c'est toujours comme ça.

- Pourtant je parie que c'est moi la plus terrifiée, murmure Isaline à l'oreille d'Aliénor.

Elles s'installent derrière la table, Isaline plaçant les marques pages de son éditeur en bonne vue, juste à côté de ceux qu'elle a fait fabriquer pour l'occasion à "l'effigie"de son livre. Ensuite, elle place un livre debout, adossé contre trois autres, pour rendre visible la couverture et un deuxième, quatrième de couverture en avant, pour qu'elle soit facilement accessible.

Par à-coups Isaline rapproche sa chaise de la table, se tortille jusqu'à trouver une bonne position, croise les mains devant elle et fixe la porte comme si la mort allait en sortir pour la faucher.  Aliénor sort un appareil photo de ses affaires et cherche le meilleur angle.

- Pour mettre sur ton blog et le faire vivre un peu, explique-t-elle.

- Je vais encore avoir l'air coincée, soupire Isaline d'une voix chagrinée.

- Allez dit "ouistiti trop cuit"!

Comme d'habitude cette expression arrache un rire à Isaline et dans un flash la photo est prise. Satisfaite par la qualité, Aliénor vient prendre sa place à côté de son amie. Deux autres libraires, deux femmes, arrivent et après un échange poli partent s'occuper du magasin. Le premier client ne se fait pas attendre longtemps. Alors qu'il pousse la porte elles s'exclament en coeur:

- Bonjour!

L'homme semble se figer un instant, répond machinalement un bonjour avant de détourner prestement les yeux et de filer dans le magasin. Isaline et Aliénor échangent un regard, les paroles du libraire au sujet des clients timides leur revenant à l'esprit. Au bout de dix individus, leurs doutes sont confirmés: les clients réagissent à leur présence comme des lapins pris dans les phares d'une voiture.

- Je commence à comprendre ce que ressent un SDF, chuchote Isaline.

C'est tout à fait ça. Les gens les voient mais choisissent délibérément de les ignorer. Ils ont même l'air effrayés, mal à l'aise, comme si Isaline allait leur mettre un couteau sous la gorge et les forcer à acheter son livre s'ils regardent. Certains ne leur rendent même pas leur bonjour. Ceux qui leur répondent varient entre "Bonjour" , "B-bonjour", "Mesdames", "Messieurs, Dames" et "Vous pouvez me renseigner?" cette dernière manière met Aliénor et Isaline dans l'embarras alors qu'elles expliquent qu'elles ne travaillent pas ici et sont là pour une dédicace.

Puis enfin une personne s'arrête, lit à une bonne distance de la table le résumé. Le coeur d'Isaline bat la chamade, l'espoir brûlant tel un retour de flamme et tout comme la bougie après avoir brillé si brillamment, il s'éteint net lorsque la dame s'en va dans un rayon.

Une heure s'est écoulée, quelques personnes s'arrêtant pour regarder brièvement, ou leur lancer un "Vous avez été publiée? C'est bien!", en partant certains leur adressent un "Bon courage", bien conscients que visiblement elles servent plus de décoration qu'autre chose. Décorations d'halloween marmonne Isaline vu comme les gens les fuient.

D'abord droite comme un piquet, Isaline est maintenant confortablement installée dans sa chaise, un carnet ouvert devant elle où elle écrit son nouveau roman. Aliénor est en train de lire un livre pour l'un de ses cours. Toutes les deux cessent toute activité le temps d'adresser les bonjours, tout sourire, et replongent la tête aussitôt après. C'est étrange, cela semble rassurer les gens, qui, les voyant occupées à autre chose, osent plus regarder du bout des yeux.  

- Je vais finir par mettre une pancarte "ne mords pas", taquine Isaline.

- Tu devrais, réplique Aliénor, parfaitement sérieuse.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Une petite pancarte se dresse maintenant entre le tas de livres et les deux en présentation. Dessus on peut lire: "N'hésitez pas à me feuilleter! Je ne mords pas... (L'auteur non plus)". Cette technique remporte un petit succès, des personnes rient, d'autre osent un petit commentaire: "je sais que vous ne mordez pas!" "C'est mignon". Isaline regrette presque lorsqu'un vieil homme leur lance un :

- C'est le livre qu'on feuillette ou vous mesdemoiselles?

- Le livre, répond-elle calmement, son bénévolat à la bibliothèque de l'hôpital psychiatrique lui ayant appris à rester de marbre face à toute situation.

- Il fait trop froid, renchérit Aliénor.

Une fois le vieillard parti, un grand sourire aux lèvres, visiblement fier de sa blague, Isaline se penche vers son amie:

- Tu crois que je devrais reformuler?

- Non laisse, il y a toujours des esprits mal tournés.

Le temps file lentement et elles finissent par commenter les différentes entrées. La palme de l'évitement revient à un homme dans la cinquantaine qui reçoit leur bonjour comme une atteinte à sa vie, ne leur répond pas, s'empresse de leur tourner le dos en prétendant ouvrir la porte à une vieille dame et s'enfuit sans se retourner.

- Whoua ça c'était de la technique, chuchote Aliénor, hésitant entre rire et compatir pour l'individu.

- C'était tellement évident qu'il nous fuyait… je lui mets un six sur dix.

Peu de temps après une femme les regarde avec des yeux ronds, figée sur place, bloquant la porte avant de s'écarter prestement, le regard rivé au sol,  alors qu'une famille entre. Les enfants tentent de s'approcher de la table mais les parents les attirent ailleurs immédiatement, presque comme s'ils avaient fait une bêtise.

- J'aime voir la peur dans leurs yeux, susurre Isaline.

- Petit démon, se moque Aliénor.

Elles préfèrent en rire qu'en pleurer. C'est un peu frustrant mais elle peut les comprendre. Sans doute ont-ils peur de paraître grossiers s'ils lisent le résumé et n'achètent pas, sans doute ont-ils peur du jugement de l'auteur, elle voit plein de prétextes expliquant leur comportement. Quant à elle, son angoisse est presque partie, sans son carnet d'idées et la présence d'Aliénor, elle serait sans doute en train de mourir d'ennui. Le seul moment où le stress refait surface est lorsqu'une personne s'attarde, l'espoir lui tient compagnie même s'il est souvent déçu.

- Bonjour! S'exclame-t-elles une énième fois, grand sourire, parfaitement rodées.

- Messieurs, dames, salut l'arrivant avant de vaquer à ses occupations.

- J'ai l'air d'un mec? Chuchote Aliénor, en riant, sachant pertinemment que ce n'était qu'une formule de politesse, l'individu s'adressant au magasin dans son ensemble.

- Hé c'est peut-être moi qu'on prend pour un garçon! Se récrie doucement Isaline.

- Mais non t'es maquillée!

- Toi aussi, en plus tu fais très fille avec tes cheveux longs.

- J'en ai à peine mis. Je pourrai être un homme aux cheveux longs, un bel inconnu.

Aliénor dissimule son visage avec son écharpe bleue et verte essayant de se donner un air mystérieux.

- Ça te va bien, cette couleur relève celle de tes yeux, remarque Isaline sans y penser.

Aliénor roule des yeux et lui décoche un petit coup de pied sous la table. A cet instant un nouveau client entre et elles reprennent leur rituel.

- Bonjour!


A un moment, Isaline se surprend à fredonner et constate avec surprise qu'un accordéoniste s'est installé dans les environs. Elle tend l'oreille pour identifier la chanson que ses lèvres formaient sans y penser.

- C'est "Les roses blanches" de Berthe Sylva?

- Non c'est "La vie en rose" d'Édith Piaf.

- Oh tu as raison, mais c'est fou, elle me rappelle celle des roses.

Une dame s'apprêtant à sortir semble les avoir entendues et leur sourit, visiblement contente que la jeunesse connaisse encore les vieilles chansons.

- Au revoir mesdemoiselles, ou mesdames? Leur demande-t-elle.

- Mesdemoiselles, répond Aliénor.

- Ah, c'est bien d'être demoiselles, restez-le!

Isaline cligne des yeux brièvement, ne s'étant absolument pas attendue à une telle remarque. Poliment, elle et son amie, hochent la tête et c'est tout l'encouragement qu'il faut à la dame pour les rejoindre à la table et continuer sur sa lancée:

- Ne vous encombrez pas d'un mari! Juste un copain c'est suffisant! Leur affirme-elle avec une conviction tintée de douleur, visiblement imprégnée de ses propres expériences.

- Merci de vos conseils, dit aimablement Isaline ne sachant comment réagir autrement.
La dame se penche alors, sa posture intime, elle va leur faire une confidence.

- Oui car après si vous vous engagez dans la vie avec un mari et que ça va mal... mieux vaut rester copains! Ajoute-t-elle d'un air entendu.

Elle les laisse sur cette dernière mise en garde. Le libraire arrive sur ces entrefaites, leur adressant un sourire compatissant, ayant visiblement entendu l'échange.

- Ca va? C'est un peu calme, je vous avais dit qu'ils seraient intimidés, c'est toujours comme ça. Bonne idée la pancarte. Ca vous dit un café ou un thé?

- Non, merci beaucoup, refuse Isaline, elle a trop peur de renverser le café sur les livres.

Aliénor quant à elle accepte mais garde la tasse en plastique dans ses mains, se réjouissant de la chaleur qu'elle lui offre. Il fait froid devant la porte et déjà Isaline ne sent plus ses pieds. Le libraire reste un peu avec elles, il semblerait qu'il y ait un moment de battement, aucun client n'entrant. Il est dix heures trente.

- Vous écrivez depuis longtemps? Demande le jeune homme, jouant son rôle d'hôte.

- Depuis que je suis petite, je dois en être à six ou sept romans, mais "La fiancée emmurée" est le seul viable.

- Je n'ai pas fini de le lire, s'excuse le libraire, mais j'aime pour le moment, votre style est agréable et le rythme bien trouvé.

- Merci, répond Isaline, rougissant sous le compliment.  

L'échange s'achève sur ces mots alors qu'un client entre, leur rend leur bonjour et fuit
comme tous les autres. Le ventre d'Aliénor émet alors un grondement sourd. Sa propriétaire lui intime fermement de se taire avant de lui céder et d'ouvrir un paquet de cacahuètes grillées au caramel.

- Se lever de bon matin pour des cacahuètes… soupire Isaline, juste légèrement déçue tout en désignant le paquet d'Aliénor avec un clin d'oeil.

- Tiens, répond Aliénor en lui offrant une poignée.  

La porte s'ouvre sur une femme.

- Bonjour! S'exclament-elles ensemble, ressemblant à deux hamsters en tentant de cacher le fait qu'elles mangent.

Le regard de l'arrivante se pose sur la pancarte et elle rit, puis elle regarde le livre. Isaline qui s'est pourtant promis de ne plus espérer en vain, se surprend à espérer quand même.

- Oh mais je ne lis pas... se lamente la femme, navrée.

Isaline se force à sourire, se demandant si son regret se sent. Elle s'attendait à ce peu de succès, mais il faut avouer que c'est un peu difficile moralement parlant. C'est une chose de raisonner et une autre de le vivre.

- C'est le moment de commencer, ou de l'offrir, marmonne Aliénor sous cape une fois la femme partie dans un rayon.

- N'hésite pas à le dire, madame l'imprésario, taquine Isaline.

- Oh non je n'oserai pas.

- Miracle! On fait une belle brochette d'empotées, s'amuse Isaline avant d'ajouter avec une pointe de sadisme affectueux, pourtant devant le beau serveur à Berlin rien ne pouvait t'arrêter...

Aliénor lui décoche un nouveau coup de pied.

- Ne remue pas le couteau dans la plaie, tortionnaire!

Isaline lui adresse un clin d'oeil et regarde sa montre. Même en s'occupant, le temps passe lentement et à la fois très vite. A midi tout sera fini et elle n'a même pas vendu un livre. L'accordéon continue à jouer, lancinant et c'est toujours le même air depuis tout à l'heure.

- Moi je ne la vois pas en rose la vie, grommelle Isaline.

- Oui il commence à m'énerver cet accordéoniste, on le flinguera en sortant va, propose Aliénor avec humour.

Les minutes s'égrainent, se ressemblant toutes. Puis une vieille dame s'arrête devant elles. Isaline essaie désespérément de paraître occupée à écrire, ses yeux pourtant rivés sur les mains tâchées de fleurs de cimetière qui tiennent son ouvrage. Lentement, la dame sort des lunettes de lecture qu'elle pose délicatement sur son nez. Isaline doute qu'une personne de son âge soit attirée par son roman mais… il ne faut pas juger un livre à sa couverture comme on dit.

- C'est vous qui l'avez écrit?

- Oui, répond Isaline d'une petite voix avant de se reprendre et de dire plus fermement, oui.

- C'est bien, expliquez moi un peu.

Isaline se raidit imperceptiblement et sent le regard rassurant d'Aliénor. En balbutiant un peu, au début, elle explique le principe de son livre, essayant de le rendre intéressant et de ne pas dégoûter sa potentielle future lectrice. Elle achève sur un:

- C'est un livre un peu psychologique.

- Je vois, réponds la vieille femme en reposant le livre, c'est bien.

Sur ces mots elle s'en va dans la librairie et Isaline sent tout l'effet de l'ascenseur émotionnel. Cependant quelques instants plus tard, alors que la vieille femme passe à la caisse elle l'entend distinctement dire:

- Et rajoutez-moi le livre de la demoiselle là-bas.

Isaline s'empresse de se lever et s'avance timidement.

- Puis-je connaître votre nom pour la dédicace?

- Madame Dupond, répond elle sans vraiment la regarder.

- Merci!

La main d'Isaline tremble alors qu'elle écrit au stylo noir sur la première page "Pour Madame Dupond, merci beaucoup! J'espère que le livre vous plaira". Ces mots lui semblent un peu vides mais que peut-elle bien lui dire? Elle ne la connaît pas... et ne veut pas trop d'effusions de peur de paraître désespérée. Ce qu'elle est. Isaline signe aussi fermement que possible, glisse un marque-page et apporte le livre.

- Encore merci, dit-elle alors que la vieille femme s'en va.

- L'honneur est sauf, congratule Aliénor un sourire aussi éclatant que celui d'Isaline sur les lèvres.

Même si cet achat a été motivé par une forme de pitié, le livre ne semblant guère l'intéresser, Isaline est très reconnaissante. Elle ne voit d'ailleurs pas cela comme de la pitié, plutôt comme une forme de soutien apporté à une jeune auteure. Ce geste la touche profondément et l'amertume qui commençait à poindre son horrible nez est dissipée pour de bon. Même si c'est le seul livre qu'elle vend aujourd'hui, elle est heureuse.

La routine reprend, Isaline la vivant le cœur plus léger. Les tentatives d'évitement des gens l'inspirent même pour un passage de son livre. Il est onze heures passées maintenant, bientôt la fin.

- On a plus de monde d'habitude, affirme une vendeuse juste assez fort pour qu'Isaline et Aliénor entendent.

C'est évident qu'il s'agit d'une tentative de consolation, une manière de dire que si elle n'a vendu qu'un livre c'est parce que peu de gens sont venus aujourd'hui. C'est émouvant dans sa maladresse. De toute façon, Isaline est sur un petit nuage, un livre vendu, elle n'espérait pas plus.

- On leur fait peur, souffle-t-elle à sa comparse, remuant des sourcils d'une manière comique.

- Ils font passer le message "il y a deux folles qui nous agressent dès qu'on entre, en disant bonjour!" réplique Aliénor d'une voix imitant la terreur.

Elles pouffent toutes les deux comme des gamines. Isaline se demande ce qu'elle deviendrait sans Aliénor, toujours là, à ses côtés. Une immense tendresse emplit son cœur à cette pensée. Finalement la journée s'achève, mais seulement après la vente d'un autre livre, une femme qui a regardé en douce et a pris le livre sans piper mot. Isaline a presque dû la poursuivre pour lui proposer une dédicace et lui offrir un marque-page.

- Vous n'êtes pas trop déçues? Demande le libraire alors qu'il ferme le magasin à midi.

- Non, je m'attendais à pire, avoue Isaline, encore merci pour votre accueil!

Ils se quittent là. Aliénor et elle s'en vont bras dessous bras dessus pour prendre le train qui les ramènera chez elles. C'était une bonne journée finalement, un peu longue, un peu lente, parfois triste, assez drôle tout de même. Ce qu'elle en retiendra: deux personnes sont reparties avec son livre, deux inconnues qui lui ont fait l'honneur de tenter l'expérience. Deux inconnues qui découvriront son monde et avec un peu de chance aimeront le cœur qu'elle y a laissé.

- Alors, dis-moi tout, qu'est-ce qu'il va arriver à ton pauvre héros cette fois? Demande Aliénor en chemin et Isaline s'exécute, déroulant le fil de ses pensées pour sa fidèle amie.

Fin

Placebo © Lucille Néflier (Editions Amalthée)
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4ème de couverture et Extrait 1: [link]
Extrait 2 et 3: [link]
Extrait 4: [link]
Extrait 5: [link] (Isaline et Aliénor)
Extait 6: [link]

Placebo © Lucille Néflier (Editions Amalthée) DO NOT USE / NE PAS UTILISER
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Elfiane's avatar
Wow, ce texte est vraiment touchant! J'ai vraiment senti toute l'angoisse, la déception et le petit baume sur le coeur... En fait, je me suis sentie coupable en tant que lectrice. ^^; Moi-même je suis timide, et c'est vrai que je n'ai pas le réflexe d'aller vers les tables de dédicaces si je ne connais pas l'auteur. Je me dis "tiens, c'est stupide, si je vais le voir, je ne saurai pas quoi lui dire parce que je n'ai pas lu son livre... Puis il voudra peut-être me le dédicacer, mais je ne mérite pas de dédicace, je ne le connais même pas!..." Alors, moi aussi, je longe les murs. Si j'allais le voir, et que je que le livre ne m'inspire rien ou que je n'ai pas d'argent, j'aurais peur de le décevoir... Mais on dirait qu'on déçoit de toute façon. :( J'espère que ces deux nouvelles lectrices t'en rapporteront plusieurs autres :)